LES POUVOIRS DE LA PAROLE

 

le corbeau et le renard 

 

 

 

 

 

« CETTE TOUTE-PUISSANCE IMMENSE [QUI] SORT DES BOUCHES »

 

« Car le mot, que l’on sache, est un être vivant.

La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ;

La plume, qui d’une aile allongeait l’envergure,

Frémit sur le papier quand sort cette figure,

Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu,

Face de l’invisible, aspect de l’inconnu ;

Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;

Montant et descendant dans notre tête sombre,

Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau ;

Formule des lueurs flottantes du cerveau.

 

Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.

Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,

Ou font gronder le vers, orageuse forêt.

Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.

Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,

S’offre, se donne ou fuit ; devant Néron qui chante

Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard ;

Tel mot est un sourire, et tel autre un regard ;

De quelque mot profond tout homme est le disciple ;

Toute force ici-bas a le mot pour multiple ;

Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,

Le creux du crâne humain lui donne son relief ;

La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle ;

Ce qu’un mot ne sait pas, un autre le révèle ;

Les mots heurtent le front comme l’eau le récif ;

Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif

Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;

Comme en un âtre noir errent des étincelles.

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,

Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;

Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

 

Chacun d’entre eux porte une ombre ou secoue une flamme ;

Chacun d’eux du cerveau garde une région ;

Pourquoi ? c’est que le mot s’appelle Légion ;

C’est que chacun, selon l’éclair qui le traverse,

Dans le labeur commun fait une œuvre diverse ;

C’est que, de ce troupeau de signes et de sons

Qu’écrivant ou parlant, devant nous nous chassons,

Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues ;

C’est que, présent partout, nain caché sous les langues,

Le mot tient sous ses pieds le globe et l’asservit ;

Et, de même que l’homme est l’animal où vit

L’âme, clarté d’en haut par le corps possédée,

C’est que Dieu fait du mot la bête de l’idée.

 

Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.

Il remue, en disant : Béatrix, Lycoris,

Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.

De l’océan pensée il est le noir polype.

Quand un livre jaillit d’Eschyle ou de Manou,

Quand Saint Jean à Patmos écrit sur le genou,

On voit, parmi leurs vers pleins d’hydres et de stryges,

Des mots monstres ramper dans ces œuvres prodiges.

O main de l’impalpable ! ô pouvoir surprenant !

Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant

Sèche et meurt, pénétré par la force profonde ;

Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,

Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,

Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écoule sous le mot.

Cette toute-puissance immense sort des bouches.

La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.

Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.

A son haleine, l’âme et la lumière aidant,

L’obscure énormité lentement s’exfolie.

Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie ;

Caton a dans les reins cette syllabe : NON.

Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,

Ont ce mot flamboyant, qui luit sur leur paupière :

ESPERANCE ! – Il entr’ouvre une bouche de pierre

Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit,

Et voilà que Don Juan pétrifié pâlit !

Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.

Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue.

Nemrod dit : « Guerre ! » Alors, du Gange à l’Illissus,

Le fer luit, le sang coule. «  Aimez-vous ! » dit Jésus,

Et ce mot à jamais brille et se réverbère

Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,

Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,

Comme le flamboiement d’amour de l’infini !

 

Quant aux jours où la terre entr’ouvrait sa corolle,

Le premier homme dit la première parole,

Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,

Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit :

« Ma sœur !

 

                        Envole-toi ! plane ! sois éternelle !

Allume l’astre ! emplis à jamais la prunelle !

Echauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ;

Eclaire le dehors, j’éclaire le dedans.

Tu vas être vie, et je vais être l’autre.

Sois la langue du feu, ma sœur, je suis l’apôtre.

Surgis, effare l’ombre, éblouis l’horizon,

Sois l’aube ; je te vaux, car je suis la raison.

A toi les yeux, à moi les fronts. O ma sœur blonde,

Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde ;

Avec tes rayons d’or tu vas lier entre eux

Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,

Les champs, les cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;

Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,

Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,

Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour.

J’existais avant l’âme. Adam n’est pas mon père.

J’étais même avant toi : tu n’aurais pu, lumière,

Sortir sans moi du gouffre où tout rampe, enchaîné ;

Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné ! »

 

Oui, tout-puissant ! tel est le mot. Fou qui s’en joue !

Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue.

Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr.

Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,

Et Balthazar chancelle, et Jericho s’écroule.

Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.

Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;

Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.

 

                                                                                              Jersey, juin 1855. »

 

 

VICTOR HUGO, Les contemplations, « Réponse à un acte d’accusation – Suite »

 

 

 

 

I.  LA PAROLE : ENTRE POUVOIR ET VERITE

 

A.   LES SOPHISTES ET LE POUVOIR DE LA PAROLE

 

LA MAGIE DE LA PAROLE :

« LOGOS EST UN GRAND TYRAN »

 

« Discours est un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles. Il a la force de mettre un terme à la peur, d’apaiser la douleur, de produire la liesse, et d’inciter à la pitié. C’est ce que je vais maintenant montrer (…)

Je pense que toute poésie est un discours qui possède de la mesure, et je la dénomme ainsi. Ses auditeurs sont pénétrés de la crainte entourée d’un cortège de terreur, de la pitié qui fait verser d’abondantes larmes, de l’idéal qui éveille la nostalgie ; sous l’effet des paroles, l’âme éprouve une passion qui lui est propre à l’évocation des heureuses fortunes et des malheurs propres aux gestes et aux personnes des autres gens. Mais passons maintenant à un autre argument.

Les incantations enthousiastes, par le seul moyen de paroles, introduisent en nos âmes le plaisir, et en chassent la peine. Car, en se mêlant à l’opinion dans l’âme, la force de l’incantation l’a charmée, persuadée et transportée par sa magie. Deux arts de magie et de sorcellerie ont été inventés, qui sont les erreurs de l’âme et les faux semblants de l’opinion.

Innombrables sont les gens qui, par d’innombrables magiciens, touchant d’innombrables sujets, ont été et sont persuadés par la fiction du discours mensonger. Car si tous les hommes possédaient le souvenir de toutes les choses passées, la connaissance de toutes les choses présentes et la connaissance anticipée de toutes les choses futures, le discours ne serait pas aussi puissant qu’il est. Mais, appliqué à des êtres qui ne peuvent, en fait, ni se rappeler le passé, ni voir le présent, ni devenir le futur, il est plein de ressources. C’est pourquoi, sur la plupart des sujets, la plupart des hommes offrent à l’âme l’opinion comme conseillère. Mais l’opinion, parce qu’elle est incertaine et débile, jette ceux qui en usent dans des fortunes incertaines et débiles.

Il existe une identité de rapport entre la force du discours relativement à l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues relativement à la nature des corps. Car, de même que certaines drogues éliminent du corps certaines humeurs, et d’autres drogues d’autres humeurs, et peuvent mettre fin soit à la douleur, soit à la vie, de même aussi, certains discours peuvent tantôt calmer, tantôt charmer, tantôt terroriser, tantôt plonger les auditeurs dans la hardiesse, tantôt en recourant à la néfaste Peithô, droguer l’âme et l’ensorceler. »

 

GORGIAS, Eloge d’Hélène.

 

 

LA RHETORIQUE :

Cet art de persuader et de se faire passer pour ce que l’on n’est pas, qui triomphe de tout, même de la vérité.

 

« Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle [la rhétorique] embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances ? Je vais t’en donner une preuve frappante : j’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or, tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique ».

 

PLATON, Gorgias (456 b-c)

 

 

LE RHETEUR EST LE MAITRE DES FOULES

 

« [la plus grande chose] c’est celle qui est le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres dans leurs cités respectives. Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sait parler et persuader les foules ».

 

PLATON, Gorgias (452 e)

 

 

B.   LA CRITIQUE DE LA RHETORIQUE :

L’EXIGENCE PLATONICIENNE DE VERITE

 

 

LA FLATTERIE RHETORIQUE

De la même façon que la cuisine se fait passer pour la médecine, ne se souciant que de ce qui agréable au corps sans chercher ce qui est le meilleur pour lui, de la même manière la rhétorique usurpe les vertus de la politique, flattant notre âme en l’entretenant dans l’illusion, sans se soucier de la vérité qui pourrait la faire tendre vers le meilleur.

 

« SOCRATE – A mon avis, Gorgias, la rhétorique est une pratique qui n’a rien d’un art, mais qui exige une âme douée d’imagination, de hardiesse, et d’une grande habileté naturelle dans le commerce des hommes, pour ma part, j’en désigne l’essentiel comme flatterie. En ce genre de pratique, je distingue de nombreuses autres espèces ; l’une d’elle est la cuisine ; elle passe pour un art, mais à mon sens, elle n’a rien d’un art, c’est un savoir-faire et une routine. En ce genre de la flatterie, je désigne comme autres espèces : la rhétorique, la toilette et la sophistique, les quatre espèces se rapportent à quatre objets (…) Je vais essayer de te dire ce qu’est à mes yeux la rhétorique… Il y a bien une chose que tu appelles le corps et une autre que tu appelles l’âme ?

GORGIAS – Assurément.

SOCRATE – Or tu admets que chacune a son bien-être ?

GORGIAS – Oui.

SOCRATE – Ce bien-être peut être apparent et non réel ? Ainsi nombre de gens ont l’air en bon état physique et pour s’apercevoir qu’il n’en est rien, il faut être médecin ou pédotribe.

GORGIAS – C’est vrai.

SOCRATE – Je m’attache à ce qui, dans le corps et dans l’âme, fait apparaître le corps et l’âme en bon état, alors qu’il n’en est rien…Cela admis je vais te montrer plus clairement si je peux, ce que je veux dire. Je prétends que deux arts s’appliquent à ces deux réalités : je donne le nom de la politique à celui qui s’applique à l’âme ; je ne puis en même façon te citer un nom unique pour celui qui s’applique au corps, mais dans l’unité  de l’art de soigner le corps, je désigne deux espèces : la gymnastique et la médecine ; dans l’art politique, je distingue l’art législatif, qui correspond à la gymnastique et l’art judiciaire qui correspond à la médecine. Assurément, en tant qu’ils ont un même objet les deux arts de chaque groupe ont quelque chose en commun : la médecine avec la gymnastique, l’art judiciaire avec l’art législatif ; ils n’en diffèrent pas moins entre eux. Voilà donc quatre arts, visant à soigner au mieux les uns le corps, les autres l’âme ; la flatterie s’en aperçut ; je ne veux pas dire qu’elle en eut connaissance, mais elle le devina ; elle se divisa elle-même en quatre et s’insinua sous chacune des quatre espèces et se fit passer pour ce en quoi elle s’insinuait ; de ce qui vaut le mieux elle n’en a cure ; c’est toujours de l’agréable qu’elle use comme appât pour piéger la sottise, et c’est ainsi qu’elle s’attire la plus grande considération. C’est ainsi que la cuisine a contrefait la médecine et fait accroire  qu’elle connaît des aliments qui conviennent le mieux au corps ; à tel point que si cuisinier et médecin étaient mis en compétition devant les enfants, pour décider lequel sait le mieux la valeur des aliments, c’est le médecin qui mourrait de faim ! Voilà ce que j’appelle flatterie et que je vilipende comme visant à l’agréable sans souci du meilleur. Et je prétends qu’elle n’est pas un art mais un savoir-faire parce qu’étant incapable d’expliquer à l’intéressé la nature ce qu’elle propose, elle n’en peut dire la cause ou l’effet. Or je refuse le nom d’art à une pratique irraisonnée. Si tu contestes, je suis prêt à te rendre raison. Je reprends : sous la médecine, la flatterie qu’on trouve, c’est la cuisine ; de même, sous la gymnastique, la parure, pratique malfaisante, mensongère, basse et vulgaire, qui use des formes, des couleurs, du vernis et du vêtement pour tromper, usurpation d’une beauté d’emprunt par négligence de la beauté authentique procurée par la gymnastique. Pour être bref, je vais user du langage des géomètres qui te permettra mieux de me suivre : ce que la parure est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine ; ou plutôt ce que la parure est à la gymnastique, la sophistique l’est à l’art législatif, et ce que la cuisine est à médecine, la rhétorique l’est à l’art judiciaire. Je viens de dire quelles différences de nature les séparent ; mais, d’autre part, leur proximité fait que rhéteurs et sophistes se confondent dans le même domaine et dans les mêmes sujets, à qui a-t-on affaire ? Ni eux-mêmes, ni les autres ne sauraient le dire. »

 

PLATON, Gorgias (463 a – 465 c)

 

 

« PRENDRE L’ANE POUR LE CHEVAL » :

Peut-on vraiment tenir des discours justes sans se soucier de la vérité de ce que l’on dit ?

 

« - SOCRATE. Examinons ce qui fait qu’un discours est bon ou ne l’est pas, qu’il soit oral ou écrit. (…) L’excellence du discours n’exige-t-elle pas que celui qui le tient dispose de la vérité sur les sujets qu’il se propose de traiter ?

- PHEDRE. Voici, mon cher Socrate, ce que j’ai entendu dire là-dessus : le futur orateur n’a pas à s’informer de ce qui est vraiment juste, mais bien de ce qui paraît tel à la foule, car c’est elle qui jugera ; ni non plus de ce qui est beau et bon, mais de ce qui paraît tel. Car c’est de là, et non de la vérité que procède la persuasion.

- SOCRATE. La sentence des gens habiles, il ne faut pas la rejeter, mais il faut examiner ce qu’elle veut dire ; ce que tu viens de dire en particulier n’est pas négligeable.

- PHEDRE. Tu as raison.

- SOCRATE. Voici comment nous allons l’examiner.

- PHEDRE. Comment ?

- SOCRATE. Suppose que moi, je te persuade de te procurer un cheval pour aller à la guerre et que nous ignorions tous deux ce qu’est un cheval, tout ce que je sais de toi c’est que Phèdre croit que le cheval est celui des animaux domestiques qui a les plus longues oreilles…

- PHEDRE. Voilà Socrate qui prêterait à rire.

- SOCRATE. Non, pas encore. Mais si je m’appliquais sérieusement à te persuader, en composant un discours à la louange de l’âne, que j’appellerais cheval, disant estimable la possession de cette bête chez soi comme à la guerre, servant de monture au combat, capable de porter les bagages et propre à mille autres usages…

- PHEDRE. Pour le coup, ce serait du plus haut comique.

- SOCRATE. Un ami ridicule ne vaut-il pas mieux qu’un ennemi redoutable ?

- PHEDRE. Evidemment.

- SOCRATE. Ainsi lorsqu’un orateur qui ignore le bien et le mal et trouve la cité dans le même cas, la persuade non pas que c’est du cheval qu’il fait l’éloge en parlant de « l’ombre de l’âne », mais qu’il fait celui du bien en parlant du mal ; lorsque, bien informé des opinions de la foule, il l’aura persuadée de faire le mal au lieu du bien, quel fruit, après cela, crois-tu que la rhétorique récoltera de ce qu’elle a semé ?

- PHEDRE. Un fruit pas très satisfaisant.

- SOCRATE. Mais, mon cher, est-ce que nous n’aurions pas vilipendé plus brutalement qu’il ne sied l’art des discours ? Il pourrait répliquer : « quels raisonnements étonnants débitez-vous là ? Pour ma part, je ne force personne à apprendre à discourir s’il ignore le vrai, au contraire : si l’on m’en croit, que l’on commence par s’en assurer la connaissance avant de venir à moi ; mais ce que je proclame, c’est que l’on aura beau connaître le vrai, sans moi, on ne sera pas plus avancé pour cela dans l’art de persuader ».

- PHEDRE. N’aurait-il pas quelque droit à tenir ce langage ?

- SOCRATE. J’en conviens si du moins les arguments qu’il recueille attestent qu’il est un art. Mais il me semble que j’en entends d’autres qui viennent protester qu’il ment et qu’il n’est pas un art, mais une pure routine : « De véritable art de dire sans attache à la vérité, il n’y en a point et il n’y en aura jamais » dit le Laconien ».

 

PLATON, Phèdre (259 e – 260 e)

 

 

LA MAIEUTIQUE DE SOCRATE :

Cette parole qui accouche la vérité et qui jamais ne l’impose.

 

« Mon art d’accoucheur comprend donc toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes ; mais il diffère du leur en ce qu’il délivre des hommes et non des femmes et qu’il surveille leurs âmes en travail et non leurs corps. Mais le principal avantage de mon art, c’est qu’il rend capable de discerner à coup sûr si l’esprit du jeune homme enfante une chimère et une fausseté, ou un fruit réel et vrai. J’ai d’ailleurs cela en commun avec les  sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu’on m’a souvent fait d’interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité. Et la raison, la voici : c’est que le dieu me contraint d’accoucher les autres, mais ne m’a pas permis d’engendrer. Je ne suis donc pas du tout sage moi-même et je ne puis présenter aucune trouvaille de sagesse à laquelle mon âme ait donné le jour. Mais ceux qui s’attachent à moi, bien que certains d’entre eux paraissent au début complètement ignorants, font tous, au cours de leur commerce avec moi, si le dieu le leur permet, des progrès merveilleux, non seulement à leur jugement, mais à celui des autres. Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont rien appris de moi, et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce au dieu et à moi ».

 

PLATON, Thééète (150 b-d)

 

 

II. LA PAROLE AU CŒUR DE LA CONDITION HUMAINE :

ACTION ET ETHIQUE DES PASSIONS

 

 

 « L’HOMME EST UN ETRE DOUE DE LOGOS » (ARISTOTE)

Pour Aristote, le langage, loin d’être une capacité parmi d’autres de l’homme, est l’expression de son essence ; autrement dit, ce par quoi notre humanité prend forme et sens.  Si les animaux, en effet, ont une voix par laquelle ils expriment ce qu’ils éprouvent (besoins et désirs), l’homme, quand il parle, n’exprime pas simplement ce qu’il éprouve individuellement mais exprime des valeurs partagées en commun (le bien, le mal, le juste, l’injuste) qui marque son appartenance à une communauté humaine. Partant, si le langage est pour Aristote la manifestation même de l’essence de l’homme, c’est dans la mesure où il ouvre chacun sur une transcendance, la transcendance d’une parole partagée par laquelle donne sens en commun à sa condition.

 

            « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».

Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix et le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. »

 

ARISTOTE, la Politique, Livre I, Chapitre II (1253a9 - 1253a12).

 

 

LA CONDITION HUMAINE EST LE DOMAINE DE LA RHETORIQUE : CELUI DE l’INCERTAIN ET DU CONTINGENT, CELUI DES PASSIONS HUMAINES, DE L’EXPERIENCE ET DES VERTUS EXEMPLAIRES.

Si Platon dénonçait la rhétorique comme un art d’illusion, qui cherche uniquement à flatter les sens, Aristote lui reconnaît au contraire un rôle décisif quand il s’agit de délibérer sur des propositions qui ne relèvent pas de la science mais de l’incertitude des affaires humaines. Car, en effet, il faut bien recourir à l’art de persuader quand ce qui est en question ne peut être tranché par une démonstration absolument nécessaire, quand, autrement dit, on a affaire au contingent et au probable, quand, de même, on s’adresse à un public qui n’est pas averti mais n’en doit pas moins être persuadé de ce qui est le plus juste afin de lui donner son assentiment. Ainsi, la rhétorique est soucieuse des conditions par lesquelles la vérité peut être transmise et partagée. En ce sens, Aristote est bien conscient qu’il ne saurait y avoir de raison commune entre les hommes si l’on ne tient pas compte de la part d’irrationalité des affaires humaines : l’orateur ne doit pas avoir seulement la vue rivée sur la vérité de son discours mais il doit être attentif aux passions qui animent son auditoire, de même qu’à lui-même, à l’exemple qu’il donne. Persuader, c’est donc avoir conscience que la vérité puise sa force dans une parole capable de la faire partager, une parole qui se soucie de la situation humaine à laquelle elle est confrontée.

 

« I.  La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est pas le fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine, en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les conditions diverses des grandeurs ; l’arithmétique, en ce qui touche aux nombres ; et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire qu’elle n’a pas de règles applicables à un genre d’objets déterminés (…)

III.  Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il paraît l’être.

IV.  C’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, mais, d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque. Il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, - que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c’est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion.

V.  C’est la disposition des auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d’amitié ou de haine. C’est le seul point, nous l’avons dit, que s’efforcent de traiter ceux qui écrivent aujourd’hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail à cet égard, lorsque nous parlerons des passions.

VI.  Enfin, c’est par le discours lui-même que l’on persuade lorsque nous démontrons la vérité, ou ce qui paraît tel, d’après des faits probants déduits un à un. (…)

XII.  L’action de la rhétorique s’exerce sur des questions de nature à être discutées et qui ne comportent pas une solution technique, et cela, en présence d’un auditoire composé de telle sorte que les idées d’ensemble lui échappent et qu’il ne peut suivre des raisonnements tirés de loin. Or, nous délibérons sur des questions qui comportent deux solutions diverses : car personne ne délibère sur des faits qui ne peuvent avoir été, être, ou devoir être autrement qu’ils ne sont présentés ; auquel cas, il n’y a rien à faire qu’à reconnaître qu’ils sont ainsi (…)

XIV.  Il y a peu de propositions nécessaires parmi celles qui servent à former les syllogismes oratoires ; un grand nombre des faits sur lesquels portent les jugements et les observations pouvant avoir leurs contraires. C’est sur des faits que l’on délibère et que l’on discute ; or les faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi dire, n’a lieu nécessairement. »

 

ARISTOTE, Rhétorique (Livre Premier)

 

 

 

LA PAROLE AU FONDEMENT DE LA CIVILISATION

Cause de la connaissance et du progrès, la parole est source de toutes les valeurs, donne forme au Droit et à la morale et sépare l’humain de l’inhumain.

 

« Puisque nous avons reçu le pouvoir de nous convaincre mutuellement et de faire apparaître clairement à nous-mêmes nos volontés, non seulement nous nous sommes affranchis de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis pour bâtir des villes, fixer des lois, découvrir des arts. Presque tout ce que nous avons inventé, c’est la parole qui a permis de le réaliser !

C’est la parole qui, par des lois, a posé les limites entre la justice et l’injustice, entre le mal et le bien : si ces limites n’avaient pas été posées, nous serions incapables de vivre en société. C’est par la parole que nous démasquons les gens malhonnêtes et que nous faisons l’éloge des gens vertueux. C’est pas la parole que nous instruisons les ignorants et que nous questionnons les sages (…) C’est par la parole que nous discutons des affaires controversées et que nous continuons nos découvertes dans des domaines inconnus. Et les arguments par lesquels nous persuadons les autres hommes en parlant, nous les utilisons également pour délibérer avec nous-mêmes. Nous appelons orateurs ceux qui savent parler devant la foule, et nous considérons comme de bon conseil ceux qui peuvent, en s’entretenant très judicieusement avec eux-mêmes analyser les problèmes.

Bref, pour caractériser ce pouvoir, nous verrons que rien de ce qui s’est fait avec intelligence n’a existé sans la parole : la parole est le guide et de toutes nos actions et de toutes nos pensées ».

 

ISOCRATE, Sur l’échange (§ 254- 257)

 

 

AGIR ET SEDUIRE :

L’ELOQUENCE OU LE TRIOMPHE DE LA PAROLE HEROIQUE

« Rien n’est plus beau, ce me semble, que de pouvoir, par la parole, captiver l’attention des assemblées humaines, séduire les esprits, entraîner à son gré les volontés, ou à son gré, les détourner d’un choix. Ce pouvoir unique, chez tous les peuples libres et surtout dans les cités vivant en paix et en tranquillité, a toujours été le plus florissant, le plus dominateur. Oui, qu’y a-t-il d’aussi admirable que de voir, dans une foule immense, se détacher un seul homme, capable de faire, seul ou presque, ce que la nature a pourtant donné à tous les hommes ? Qu’y-a-t-il d’aussi agréable à l’esprit et à l’oreille qu’un discours bien travaillé et orné par la sagesse de la pensée et la noblesse de l’expression ? Qu’y a-t-il d’aussi puissant, d’aussi magnifique que de voir le discours d’un seul homme faire basculer les passions du peuple, les scrupules des juges, la gravité du Sénat ? Qu’y a-t-il d’aussi royal, d’aussi libéral, d’aussi généreux que de secourir les suppliants, de relever les malheureux, de sauver des vies, de libérer des dangers, de conserver aux gens leurs droits de citoyens ? Mais encore qu’y a-t-il d’aussi nécessaire que de détenir ces armes dont la protection permet de défier les mauvais citoyens, ou de punir leurs attaques ? (…)

Notre plus grande supériorité sur les animaux, c’est de communiquer par la parole, et de pouvoir ainsi exprimer nos idées. Aussi, qui n’admirerait à bon droit cet avantage en pensant qu’il faut consacrer les plus grands efforts pour arriver, dans ce talent qui donne, à lui seul, aux hommes leur supériorité sur les bêtes, à l’emporter lui-même sur les autres hommes ? Et pour en venir à l’essentiel, quelle autre force a pu rassembler en un même lieu des hommes dispersés, les tirer d’une vie sauvage et rustique pour les mener à notre niveau de culture et de civilisation, et, pour des Etats constitués, formuler des lois, les procédures judiciaires, le droit ? »

 

CICERON, Sur l’orateur (I, 8)

 

 

 

 

 

 

 

 

III.  LES MOTS ET LES CHOSES :

LA PAROLE REVELE-T-ELLE LE MONDE OU BIEN NOUS EN ELOIGNE-T-ELLE ?

 

 

QUELS RAPPORTS UNISSENT LES MOTS ET LES CHOSES ?

S’il existe des mots divers pour nommer une même chose, comment, toutefois, pourrions-nous dire quelque chose de sensé et de vrai sur les choses si les mots étaient purement relatifs et arbitraires ? Dès lors, nous appartient-il de nommer les choses selon notre caprice ou les mots doivent-ils exprimer la réalité propre des choses et nous y donner accès ? Car sans cela, quelle vérité aurait notre parole ? Ne serions-nous pas condamnés à parler pour ne rien dire ?

« HERMOGENE – Ma foi, Socrate, pour ma part, malgré tous les entretiens que j’ai eus avec [Cratyle] et avec beaucoup d’autres, je n’ai pu me laisser persuader que la rectitude de la dénomination soit autre chose que la reconnaissance d’une convention. A mon avis, quel que soit le nom qu’on assigne à quelque chose, c’est là le nom correct. Et change-t-on de nom en mettant fin à la première appellation, pour moi, le second nom n’est pas moins correct que le premier – de même que, lorsque nous changeons le nom des serviteurs, le nouveau nom n’est pas moins correct que le précédent. Car aucun être en particulier ne porte aucun nom par nature, mais il le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de la coutume de ceux qui ont coutume de donner des appellations. Si c’est de quelque autre façon, je suis prêt, pour ma part, à l’entendre et à l’apprendre, non seulement de la bouche de Cratyle, mais de la bouche de n’importe qui d’autre.

SOCRATE – Peut-être dis-tu là quelque chose de sensé, Hermogène. Mais passons à l’examen : l’appellation qu’on assigne à chaque chose est-elle son nom ?

HERMOGENE – Oui, à mon avis.

SOCRATE – et cela, qu’elle vienne d’un particulier ou d’une cité ?

HERMOGENE – Je l’affirme.

SOCRATE – Quoi ? Prenons un être quelconque, par exemple ce qu’on appelle présentement un « homme » ; si moi, je le dénomme « cheval », en dénommant « homme » ce qu’on nomme présentement « cheval », le même aura comme nom public, « homme », et comme nom privé, « cheval » ? Inversement, un autre aura comme nom privé « homme », et comme nom public « cheval »? Est-ce cela que tu veux dire ?

HERMOGENE – Oui, c’est mon avis.

SOCRATE – Allons, dis-moi : y a-t-il quelque chose que tu appelles « dire vrai » et quelque chose que tu appelles « dire faux » ?

HERMOGENE – pour moi, oui.

SOCRATE – Il y aurait donc un énoncé vrai et un énoncé faux ?

HERMOGENE – Absolument.

SOCRATE – Par conséquent, celui qui dit les êtres comme ils sont dit vrai, celui qui les dit comme ils ne sont pas dit faux ?

HERMOGENE – Oui.

SOCRATE – Mais alors, il est possible de  dire par un énoncé ce qui est et de dire ce qui n’est pas ?

HERMOGENE – Absolument.

SOCRATE – Et l’énoncé vrai, est-il vrai dans son entier sans que ses parties soient vraies ?

HERMOGENE – Non, ses parties sont vraies elles aussi

SOCRATE – Est-ce que ses grandes parties sont vraies sans que les petites le soient, ou sont-elles toutes vraies ?

HERMOGENE – Toutes, à mon avis

SOCRATE – Quoi que ce soit que tu dises, est-il une partie d’énoncé plus petite que le nom ?

HERMOGENE – Non, c’est la plus petite.

SOCRATE – Mais alors, le nom qui appartient à un énoncé vrai est, lui aussi, énoncé ?

HERMOGENE – Oui

SOCRATE – Et il est vrai, selon toi ?

HERMOGENE – Oui.

SOCRATE – En revanche, la partie d’un énoncé faux n’est-elle pas fausse ?

HERMOGENE – Si

SOCRATE – Il est donc possible d’énoncer un nom faux comme il est possible d’énoncer un nom vrai, puisque c’est possible aussi pour un énoncé ?

HERMOGENE – Sans conteste.

SOCRATE – Dans ces conditions, ce que chacun dit être un nom pour quelque chose est-il un nom pour cette chose particulière ?

HERMOGENE – Oui

SOCRATE – Est-ce que tous les noms que l’on attribuera à chaque chose seront aussi ses noms et cela, à chaque fois qu’on les lui attribuera ?

HERMOGENE – Pour ma part, Socrate, je ne tiens pas que la rectitude d’un nom soit autre chose que ceci : je peux, moi, appeler, chaque chose du nom que je lui ai imposé ; tu peux, toi, l’appeler de tout autre nom que tu lui auras imposé. Il en est de même aussi pour les cités : je le vois, chacune nomme d’une façon particulière des choses identiques, les Grecs en se distinguant d’autres Grecs, et les Grecs en se distinguant des Barbares.

SOCRATE – Voyons, Hermogène, est-ce que les êtres aussi t’apparaissent ainsi : est-ce qu’ils ont une réalité particulière pour chaque individu – comme le disait Protagoras, avec sa formule « l’homme est la mesure de toutes choses », prétendant que telles les choses m’apparaissent, telles elles sont pour moi, et que telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi ? Ou bien les êtres te semblent-ils maintenir eux-mêmes une certaine stabilité de leur propre réalité ?

HERMOGENE – Dans mon embarras, Socrate, je me suis parfois laissé  aller à la position même de Protagoras : pourtant je ne crois pas tout à fait qu’il en soit ainsi (…)

SOCRATE – Et tu bien d’avis, je pense, que, si la raison et la déraison existent, il n’est absolument pas possible que Protagoras dise vrai. Car, en vérité, un tel ne saurait être plus raisonnable qu’un autre, en rien du tout, à supposer, bien sûr, que ce qui semble à chacun soit vrai pour chacun.

HERMOGENE – C’est cela. (…)

SOCRATE – Par conséquent, s’il n’est pas vrai que tout soit similaire pour tout le monde en même temps et toujours, s’il n’est pas vrai non plus que chacun des êtres existe d’une façon particulière pour chacun, il est évident que les choses ont en elles-mêmes une certaine réalité stable, qui leur appartient et qui n’est pas relative à nous, qu’elles ne sont pas dépendantes de nous, entraînées çà et là par notre imagination : elles ont par elles-mêmes un rapport à leur propre réalité conformément à leur nature. »

 

PLATON, Cratyle (384 d – 386 e)

 

Mais si les mots, parce qu’ils sont des signes, sont dans une relation d’expression et de vérité aux choses, ils ne sont toutefois pas liés naturellement et nécessairement aux choses. Le lien qui unit les mots et les choses est donc un lien d’imitation, qui peut être soit trompeur soit porteur de vérité. Le sens d’une parole ne réside pas dans cette parole même mais dans son rapport aux choses qu’elle exprime.

 

« HERMOGENE – Socrate ! D’après Cratyle que voici, il existe une dénomination correcte naturellement adaptée à chacun des êtres : un nom n’est pas l’appellation dont sont convenus certains en lui assignant une parcelle de leur langue qu’ils émettent, mais il y a, par nature, une façon correcte de nommer les choses, la même pour tous, Grecs et Barbares (…)

SOCRATE  - « Parler faux est absolument impossible » est-ce là ce que tu voulais dire ? Ils sont foule  à le dire, mon cher Cratyle, de nos jours comme autrefois.

CRATYLE – Comment, en effet, Socrate, quelqu’un disant ce qu’il dit, pourrait-il ne pas dire ce qui est ? Ou encore : parler faux, n’est-ce pas ceci : ne pas dire ce qui est ?

SOCRATE – Formule trop subtile pour moi et pour quelqu’un de mon âge, mon ami ! Tiens, dis-moi pourtant juste ceci : oui ou non, d’après toi, peut-on ne pas dire faux, mais affirmer faux ?

CRATYLE – Non, je crois qu’on ne peut pas non plus affirmer faux.

SOCRATE – On ne peut pas parler faux non plus que parler faux à quelqu’un ? Par exemple : suppose que quelqu’un, te rencontrant en pays étranger, te prenne la main et te dise : « Salut, étranger athénien, Hermogène fils de Smikrion ». Dira-t-on que cet homme dit ces mots ou qu’il les affirme ? Dira-t-on qu’il parle, qu’il parle à quelqu’un – non pas à toi, mais à Hermogène qui est ici – ou qu’il ne parle à personne ?

CRATYLE – A mon avis, Socrate, cet homme ne ferait entendre que de vains sons de voix.

SOCRATE – Allons, contentons-nous de cela. Dis-moi : ces sons qu’il aura fait entendre pourraient-ils être vrais ou faux ? Ou vrais pour une part, faux pour une autre ? Cela même suffirait.

CRATYLE – Bon, je dirais qu’il fait du bruit, cet homme, en s’agitant lui-même comme s’il agitait un objet d’airain en le frappant.

SOCRATE – Voyons donc, Cratyle, s’il y a moyen de nous réconcilier. Pourrais-tu affirmer que le nom est une chose, et que ce dont il est le nom en est une autre ?

CRATYLE – Certes.

SOCRATE – Tu reconnais donc aussi que le nom est une sorte d’imitation de la chose ?

CRATYLE – Plus que tout au monde.

SOCRATE – Les peintures elles aussi sont donc, d’après toi, un autre mode d’imitation de certaines choses ?

CRATYLE – Oui

SOCRATE – Voyons donc – car il se peut que je ne comprenne pas ce que tu veux dire, et tu pourrais bien avoir raison. Est-il possible, oui ou non, de distribuer ces deux sortes d’imitations, les peintures et ces noms dont nous parlions, en les appliquant aux choses dont elles sont les imitations ?

CRATYLE – C’est possible.

SOCRATE – Examine donc d’abord ceci. Se peut-il qu’on attribue l’image de l’homme à l’homme et celle de la femme à la femme, et ainsi du reste ?

CRATYLE – Tout à fait.

SOCRATE – Se peut-il qu’au contraire, on attribue celle de l’homme à la femme, et celle de la femme à l’homme ?

CRATYLE – C’est possible aussi.

SOCRATE – Ces distributions sont-elles toutes deux correctes ou n’y en a-t-il qu’une des deux qui le soit ?

CRATYLE – Une des deux.

SOCRATE – Ce serait, je crois, celle qui consiste à attribuer à chaque objet ce qui lui revient et qui lui ressemble.

CRATYLE – C’est mon avis.

SOCRATE – Eh bien, pour ne pas nous battre sur les mots, puisque nous sommes alliés, donne ton approbation à la formule que je propose : c’est cette sorte de distribution que, pour ma part, j’appelle correcte dans les deux cas d’imitation (peintures et noms) et dont je dis, dans le cas des noms, qu’elle est correcte et vraie de surcroît. Quant à l’autre distribution, celle qui consiste à attribuer et à rapporter une imitation non ressemblante, je dis qu’elle n’est pas correcte, et de plus qu’elle est fausse s’agissant des noms.

CRATYLE – Attention, Socrate. Ce qui, dans le cas est possible – une distribution incorrecte – ne l’est pas dans le cas des noms : elle est nécessairement toujours correcte.

SOCRATE – Que veux-tu dire ? Qu’est-ce qui différencie un cas de l’autre ? N’est-il pas possible d’aller voir quelqu’un et de lui dire « ceci est ton portrait » en lui indiquant, au hasard, son image ou celle d’une femme ? Par « indiquer », j’entends « présenter au sens de la vue ».

CRATYLE – C’est tout à fait possible.

SOCRATE – Mais quoi ? Ne peut-on aller voir le même homme et lui dire « ceci est ton nom » ? Le nom, n’est-ce pas, est lui aussi une imitation, comme la peinture. En réalité, voici ce que je veux dire : ne serait-il pas possible de lui dire « ceci est ton nom », et après cela, de présenter à son sens de l’ouïe, au hasard, son « imitation » en lui disant qu’il est « homme », ou bien l’imitation de la partie féminine du genre humain, en lui disant qu’il est « femme » ? Ne crois-tu pas que ce soit possible et que cela se produise parfois ?

CRATYLE – Je veux bien Socrate, je te l’accorde. Admettons ce point.

SOCRATE – Tu fais bien, mon ami, puisque c’est un fait. Au reste, il n’est pas besoin de s’acharner pour le moment sur la question. Supposons donc qu’une distribution de ce genre soit possible et que dans ce cas nous voulions appeler le premier énoncé « dire vrai »et le second « dire faux ». S’il en est ainsi, et s’il est possible aussi de distribuer les noms de façon incorrecte, de ne pas faire l’attribution des noms qui conviennent à chaque fois mais d’attribuer parfois les noms qui ne conviennent pas, il serait possible aussi de faire la même chose avec des verbes. Et s’il est possible d’imposer ainsi verbes et noms, nécessairement on pourra aussi le faire avec des énoncés. Car les énoncés sont bien, à ce que je crois, l’assemblage de ces éléments. Ou alors, comment l’entends-tu, Cratyle ?

CRATYLE – Comme toi. Tu me sembles avoir raison. »

 

PLATON, Cratyle (384 a, puis 429 d – 431 c)

 

 

LES PIEGES DU LANGAGE

 

Le langage est la plus pernicieuse des idoles qui aveugle notre esprit. Au lieu de considérer la réalité, nous nous écoutons parler et prenons des différences nominales pour des différences réelles.

 

« 59. Les plus dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum, qui viennent à l’esprit de son alliance avec le langage. Les hommes croient que leur raison commande aux mots ; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute puissante sur l’intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l’intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par des lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement. Lorsqu’un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle ; d’où il arrive que de grandes et solennelles controverses d’hommes très doctes dégénèrent souvent en disputes de mots ; tandis qu’il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant rigoureusement les termes. Cependant, les définitions pour les choses naturelles et matérielles ne peuvent remédier à ce mal, parce que les définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les mots ; de telle sorte qu’il est nécessaire de recourir aux faits, à leurs séries et à leurs ordres, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous en serons venus à ma méthode et aux principes suivant lesquels on doit fonder les notions et les lois générales ».

 

FRANCIS BACON, Novum Organum (Première section, §59)

 

 

 

 

UN NOMINALISME MODERNE :

COMMENT LE LANGAGE NOUS FAIT PERDRE LA SINGULARITE DES CHOSES

 

Nommer une chose, c’est supprimer son individualité. Le langage nous fait croire ainsi en une essence commune à chaque chose, alors que chaque chose individuelle est unique et distincte de toutes les autres. Parce que je dis « la feuille » et que je rassemble ainsi sous ce concept toutes les feuilles singulières dont je fais l’expérience, j’en viens à croire que, par-delà toutes ces feuilles si différentes, je peux distinguer l’Idée de la feuille, dont procéderait chacune. Or, ce n’est qu’une fiction métaphysique : « la » feuille n’existe pas ; les mots ne sont que des généralités grossières, qui nous font oublier l’absolue singularité des êtres que nous croyons rejoindre et définir à partir de ces mêmes mots.

 

« Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles (…)

Pensons encore, en particulier, à la formation des concepts. Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c’est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu’à des cas différents. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement, comme la copie fidèle de la forme originelle (…)

L’omission de l’individuel et du réel nous donne le concept comme elle nous donne aussi la forme, là où au contraire la nature ne connaît ni formes ni concepts, donc pas non plus de genres, mais seulement un X, pour nous inaccessible et indéfinissable. »

 

NIETZSCHE, Le livre du philosophe (« Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », été 1873)