LES
POUVOIRS DE LA PAROLE
« CETTE
TOUTE-PUISSANCE IMMENSE [QUI] SORT DES BOUCHES »
« Car le mot,
que l’on sache, est un être vivant.
La main du songeur
vibre et tremble en l’écrivant ;
La plume, qui d’une
aile allongeait l’envergure,
Frémit sur le papier
quand sort cette figure,
Le mot, le terme,
type on ne sait d’où venu,
Face de l’invisible,
aspect de l’inconnu ;
Créé, par qui ?
forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;
Montant et descendant
dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le
sens comme l’eau le niveau ;
Formule des lueurs
flottantes du cerveau.
Oui, vous tous,
comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle
au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le
vers, orageuse forêt.
Du sphinx Esprit
Humain le mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut
pas, accourt, fée ou bacchante,
S’offre, se donne ou
fuit ; devant Néron qui chante
Ou Charles-Neuf qui
rime, il recule hagard ;
Tel mot est un
sourire, et tel autre un regard ;
De quelque mot
profond tout homme est le disciple ;
Toute force ici-bas a
le mot pour multiple ;
Moulé sur le cerveau,
vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crâne
humain lui donne son relief ;
La vieille empreinte
y reste auprès de la nouvelle ;
Ce qu’un mot ne sait
pas, un autre le révèle ;
Les mots heurtent le
front comme l’eau le récif ;
Ils fourmillent,
ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des
mains, et quelques-uns des ailes ;
Comme en un âtre noir
errent des étincelles.
Rêveurs, tristes,
joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les
mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les
passants mystérieux de l’âme.
Chacun d’entre eux
porte une ombre ou secoue une flamme ;
Chacun d’eux du
cerveau garde une région ;
Pourquoi ? c’est
que le mot s’appelle Légion ;
C’est que chacun,
selon l’éclair qui le traverse,
Dans le labeur commun
fait une œuvre diverse ;
C’est que, de ce
troupeau de signes et de sons
Qu’écrivant ou
parlant, devant nous nous chassons,
Naissent les cris,
les chants, les soupirs, les harangues ;
C’est que, présent
partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses
pieds le globe et l’asservit ;
Et, de même que
l’homme est l’animal où vit
L’âme, clarté d’en
haut par le corps possédée,
C’est que Dieu fait
du mot la bête de l’idée.
Le mot fait vibrer
tout au fond de nos esprits.
Il remue, en
disant : Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo,
Virgile au Pausilippe.
De l’océan pensée il
est le noir polype.
Quand un livre
jaillit d’Eschyle ou de Manou,
Quand Saint Jean à
Patmos écrit sur le genou,
On voit, parmi leurs
vers pleins d’hydres et de stryges,
Des mots monstres
ramper dans ces œuvres prodiges.
O main de
l’impalpable ! ô pouvoir surprenant !
Mets un mot sur un
homme, et l’homme frissonnant
Sèche et meurt,
pénétré par la force profonde ;
Attache un mot
vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde,
entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs,
ses dieux, s’écoule sous le mot.
Cette toute-puissance
immense sort des bouches.
La terre est sous les
mots comme un champ sous les mouches.
Le mot dévore, et
rien ne résiste à sa dent.
A son haleine, l’âme
et la lumière aidant,
L’obscure énormité
lentement s’exfolie.
Il met sa force
sombre en ceux que rien ne plie ;
Caton a dans les
reins cette syllabe : NON.
Tous les grands
obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot
flamboyant, qui luit sur leur paupière :
ESPERANCE ! – Il
entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos
formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que Don Juan
pétrifié pâlit !
Il fait le marbre
spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse,
il marque, il ressuscite, il tue.
Nemrod dit :
« Guerre ! » Alors, du Gange à l’Illissus,
Le fer luit, le sang
coule. « Aimez-vous ! » dit Jésus,
Et ce mot à jamais
brille et se réverbère
Dans le vaste
univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur
les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement
d’amour de l’infini !
Quant aux jours où la
terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit
la première parole,
Le mot né de sa
lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les
cieux la lumière, et lui dit :
« Ma sœur !
Envole-toi !
plane ! sois éternelle !
Allume l’astre !
emplis à jamais la prunelle !
Echauffe éthers,
azurs, sphères, globes ardents ;
Eclaire le dehors,
j’éclaire le dedans.
Tu vas être vie, et
je vais être l’autre.
Sois la langue du
feu, ma sœur, je suis l’apôtre.
Surgis, effare
l’ombre, éblouis l’horizon,
Sois l’aube ; je
te vaux, car je suis la raison.
A toi les yeux, à moi
les fronts. O ma sœur blonde,
Sous le réseau Clarté
tu vas saisir le monde ;
Avec tes rayons d’or
tu vas lier entre eux
Les terres, les
soleils, les fleurs, les flots vitreux,
Les champs, les
cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;
Et sur l’homme,
emporté par mille essors farouches,
Tisser, avec des fils
d’harmonie et de jour,
Pour prendre tous les
cœurs, l’immense toile Amour.
J’existais avant
l’âme. Adam n’est pas mon père.
J’étais même avant
toi : tu n’aurais pu, lumière,
Sortir sans moi du
gouffre où tout rampe, enchaîné ;
Mon nom est FIAT LUX,
et je suis ton aîné ! »
Oui,
tout-puissant ! tel est le mot. Fou qui s’en joue !
Quand l’erreur fait
un nœud dans l’homme, il le dénoue.
Il est foudre dans
l’ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d’une
trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar
chancelle, et Jericho s’écroule.
Il s’incorpore au
peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit,
germe, ouragan, vertu, feu ;
Car le mot, c’est le
Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.
Jersey,
juin 1855. »
VICTOR
HUGO, Les contemplations, « Réponse
à un acte d’accusation – Suite »
I.
LA PAROLE : ENTRE POUVOIR ET VERITE
A. LES SOPHISTES ET LE POUVOIR DE LA PAROLE
LA MAGIE DE LA PAROLE :
« LOGOS EST UN GRAND TYRAN »
« Discours est
un grand tyran qui porte à leur achèvement les actions divines en de
microscopiques éléments matériels qui sont perceptibles. Il a la force de
mettre un terme à la peur, d’apaiser la douleur, de produire la liesse, et
d’inciter à la pitié. C’est ce que je vais maintenant montrer (…)
Je pense que toute
poésie est un discours qui possède de la mesure, et je la dénomme ainsi. Ses
auditeurs sont pénétrés de la crainte entourée d’un cortège de terreur, de la
pitié qui fait verser d’abondantes larmes, de l’idéal qui éveille la
nostalgie ; sous l’effet des paroles, l’âme éprouve une passion qui lui
est propre à l’évocation des heureuses fortunes et des malheurs propres aux
gestes et aux personnes des autres gens. Mais passons maintenant à un autre
argument.
Les incantations
enthousiastes, par le seul moyen de paroles, introduisent en nos âmes le
plaisir, et en chassent la peine. Car, en se mêlant à l’opinion dans l’âme, la
force de l’incantation l’a charmée, persuadée et transportée par sa magie. Deux
arts de magie et de sorcellerie ont été inventés, qui sont les erreurs de l’âme
et les faux semblants de l’opinion.
Innombrables sont les
gens qui, par d’innombrables magiciens, touchant d’innombrables sujets, ont été
et sont persuadés par la fiction du discours mensonger. Car si tous les hommes
possédaient le souvenir de toutes les choses passées, la connaissance de toutes
les choses présentes et la connaissance anticipée de toutes les choses futures,
le discours ne serait pas aussi puissant qu’il est. Mais, appliqué à des êtres
qui ne peuvent, en fait, ni se rappeler le passé, ni voir le présent, ni
devenir le futur, il est plein de ressources. C’est pourquoi, sur la plupart
des sujets, la plupart des hommes offrent à l’âme l’opinion comme conseillère.
Mais l’opinion, parce qu’elle est incertaine et débile, jette ceux qui en usent
dans des fortunes incertaines et débiles.
Il existe une
identité de rapport entre la force du discours relativement à l’ordonnance de
l’âme et l’ordonnance des drogues relativement à la nature des corps. Car, de
même que certaines drogues éliminent du corps certaines humeurs, et d’autres
drogues d’autres humeurs, et peuvent mettre fin soit à la douleur, soit à la
vie, de même aussi, certains discours peuvent tantôt calmer, tantôt charmer,
tantôt terroriser, tantôt plonger les auditeurs dans la hardiesse, tantôt en
recourant à la néfaste Peithô, droguer l’âme et l’ensorceler. »
GORGIAS,
Eloge d’Hélène.
LA
RHETORIQUE :
Cet
art de persuader et de se faire passer pour ce que l’on n’est pas, qui triomphe
de tout, même de la vérité.
« Que
dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle [la rhétorique] embrasse
pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances ? Je vais t’en donner
une preuve frappante : j’ai souvent accompagné mon frère et d’autres
médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de
se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or, tandis que celui-ci
n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la
rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu
voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre
réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que
le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut.
Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera
choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel
l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive
que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la
rhétorique ».
PLATON,
Gorgias (456 b-c)
LE
RHETEUR EST LE MAITRE DES FOULES
« [la
plus grande chose] c’est celle qui est le bien suprême, Socrate, qui fait que
les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres
dans leurs cités respectives. Je veux dire le pouvoir de persuader par ses
discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le conseil, les citoyens
dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de
citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du
pédotribe et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour
lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sait parler et
persuader les foules ».
PLATON,
Gorgias (452 e)
B. LA CRITIQUE DE LA RHETORIQUE :
L’EXIGENCE
PLATONICIENNE DE VERITE
LA FLATTERIE RHETORIQUE
De
la même façon que la cuisine se fait passer pour la médecine, ne se souciant
que de ce qui agréable au corps sans chercher ce qui est le meilleur pour lui,
de la même manière la rhétorique usurpe les vertus de la politique, flattant
notre âme en l’entretenant dans l’illusion, sans se soucier de la vérité qui
pourrait la faire tendre vers le meilleur.
« SOCRATE – A
mon avis, Gorgias, la rhétorique est une pratique qui n’a rien d’un art, mais
qui exige une âme douée d’imagination, de hardiesse, et d’une grande habileté
naturelle dans le commerce des hommes, pour ma part, j’en désigne l’essentiel
comme flatterie. En ce genre de pratique, je distingue de nombreuses autres
espèces ; l’une d’elle est la cuisine ; elle passe pour un art, mais
à mon sens, elle n’a rien d’un art, c’est un savoir-faire et une routine. En ce
genre de la flatterie, je désigne comme autres espèces : la rhétorique, la
toilette et la sophistique, les quatre espèces se rapportent à quatre objets
(…) Je vais essayer de te dire ce qu’est à mes yeux la rhétorique… Il y a bien
une chose que tu appelles le corps et une autre que tu appelles l’âme ?
GORGIAS – Assurément.
SOCRATE – Or tu
admets que chacune a son bien-être ?
GORGIAS – Oui.
SOCRATE – Ce
bien-être peut être apparent et non réel ? Ainsi nombre de gens ont l’air
en bon état physique et pour s’apercevoir qu’il n’en est rien, il faut être
médecin ou pédotribe.
GORGIAS – C’est vrai.
SOCRATE – Je
m’attache à ce qui, dans le corps et dans l’âme, fait apparaître le corps et
l’âme en bon état, alors qu’il n’en est rien…Cela admis je vais te montrer plus
clairement si je peux, ce que je veux dire. Je prétends que deux arts
s’appliquent à ces deux réalités : je donne le nom de la politique à celui
qui s’applique à l’âme ; je ne puis en même façon te citer un nom unique
pour celui qui s’applique au corps, mais dans l’unité de l’art de soigner le corps, je désigne deux
espèces : la gymnastique et la médecine ; dans l’art politique, je
distingue l’art législatif, qui correspond à la gymnastique et l’art judiciaire
qui correspond à la médecine. Assurément, en tant qu’ils ont un même objet les
deux arts de chaque groupe ont quelque chose en commun : la médecine avec
la gymnastique, l’art judiciaire avec l’art législatif ; ils n’en
diffèrent pas moins entre eux. Voilà donc quatre arts, visant à soigner au
mieux les uns le corps, les autres l’âme ; la flatterie s’en
aperçut ; je ne veux pas dire qu’elle en eut connaissance, mais elle le devina ;
elle se divisa elle-même en quatre et s’insinua sous chacune des quatre espèces
et se fit passer pour ce en quoi elle s’insinuait ; de ce qui vaut le
mieux elle n’en a cure ; c’est toujours de l’agréable qu’elle use comme
appât pour piéger la sottise, et c’est ainsi qu’elle s’attire la plus grande
considération. C’est ainsi que la cuisine a contrefait la médecine et fait
accroire qu’elle connaît des aliments
qui conviennent le mieux au corps ; à tel point que si cuisinier et
médecin étaient mis en compétition devant les enfants, pour décider lequel sait
le mieux la valeur des aliments, c’est le médecin qui mourrait de faim !
Voilà ce que j’appelle flatterie et que je vilipende comme visant à l’agréable
sans souci du meilleur. Et je prétends qu’elle n’est pas un art mais un
savoir-faire parce qu’étant incapable d’expliquer à l’intéressé la nature ce
qu’elle propose, elle n’en peut dire la cause ou l’effet. Or je refuse le nom
d’art à une pratique irraisonnée. Si tu contestes, je suis prêt à te rendre
raison. Je reprends : sous la médecine, la flatterie qu’on trouve, c’est
la cuisine ; de même, sous la gymnastique, la parure, pratique
malfaisante, mensongère, basse et vulgaire, qui use des formes, des couleurs,
du vernis et du vêtement pour tromper, usurpation d’une beauté d’emprunt par
négligence de la beauté authentique procurée par la gymnastique. Pour être
bref, je vais user du langage des géomètres qui te permettra mieux de me
suivre : ce que la parure est à la gymnastique, la cuisine l’est à la
médecine ; ou plutôt ce que la parure est à la gymnastique, la sophistique
l’est à l’art législatif, et ce que la cuisine est à médecine, la rhétorique
l’est à l’art judiciaire. Je viens de dire quelles différences de nature les
séparent ; mais, d’autre part, leur proximité fait que rhéteurs et
sophistes se confondent dans le même domaine et dans les mêmes sujets, à qui
a-t-on affaire ? Ni eux-mêmes, ni les autres ne sauraient le dire. »
PLATON,
Gorgias (463 a – 465 c)
« PRENDRE L’ANE
POUR LE CHEVAL » :
Peut-on vraiment tenir
des discours justes sans se soucier de la vérité de ce que l’on dit ?
« - SOCRATE.
Examinons ce qui fait qu’un discours est bon ou ne l’est pas, qu’il soit oral
ou écrit. (…) L’excellence du discours n’exige-t-elle pas que celui qui le
tient dispose de la vérité sur les sujets qu’il se propose de traiter ?
- PHEDRE. Voici, mon
cher Socrate, ce que j’ai entendu dire là-dessus : le futur orateur n’a
pas à s’informer de ce qui est vraiment juste, mais bien de ce qui paraît tel à
la foule, car c’est elle qui jugera ; ni non plus de ce qui est beau et bon,
mais de ce qui paraît tel. Car c’est de là, et non de la vérité que procède la
persuasion.
- SOCRATE. La
sentence des gens habiles, il ne faut pas la rejeter, mais il faut examiner ce
qu’elle veut dire ; ce que tu viens de dire en particulier n’est pas négligeable.
- PHEDRE. Tu as
raison.
- SOCRATE. Voici
comment nous allons l’examiner.
- PHEDRE.
Comment ?
- SOCRATE. Suppose
que moi, je te persuade de te procurer un cheval pour aller à la guerre et que
nous ignorions tous deux ce qu’est un cheval, tout ce que je sais de toi c’est
que Phèdre croit que le cheval est celui des animaux domestiques qui a les plus
longues oreilles…
- PHEDRE. Voilà
Socrate qui prêterait à rire.
- SOCRATE. Non, pas
encore. Mais si je m’appliquais sérieusement à te persuader, en composant un
discours à la louange de l’âne, que j’appellerais cheval, disant estimable la
possession de cette bête chez soi comme à la guerre, servant de monture au
combat, capable de porter les bagages et propre à mille autres usages…
- PHEDRE. Pour le coup,
ce serait du plus haut comique.
- SOCRATE. Un ami
ridicule ne vaut-il pas mieux qu’un ennemi redoutable ?
- PHEDRE. Evidemment.
- SOCRATE. Ainsi
lorsqu’un orateur qui ignore le bien et le mal et trouve la cité dans le même
cas, la persuade non pas que c’est du cheval qu’il fait l’éloge en parlant de
« l’ombre de l’âne », mais qu’il fait celui du bien en parlant du
mal ; lorsque, bien informé des opinions de la foule, il l’aura persuadée
de faire le mal au lieu du bien, quel fruit, après cela, crois-tu que la
rhétorique récoltera de ce qu’elle a semé ?
- PHEDRE. Un fruit
pas très satisfaisant.
- SOCRATE. Mais, mon
cher, est-ce que nous n’aurions pas vilipendé plus brutalement qu’il ne sied
l’art des discours ? Il pourrait répliquer : « quels
raisonnements étonnants débitez-vous là ? Pour ma part, je ne force
personne à apprendre à discourir s’il ignore le vrai, au contraire : si
l’on m’en croit, que l’on commence par s’en assurer la connaissance avant de
venir à moi ; mais ce que je proclame, c’est que l’on aura beau connaître
le vrai, sans moi, on ne sera pas plus avancé pour cela dans l’art de
persuader ».
- PHEDRE. N’aurait-il
pas quelque droit à tenir ce langage ?
- SOCRATE. J’en
conviens si du moins les arguments qu’il recueille attestent qu’il est un art.
Mais il me semble que j’en entends d’autres qui viennent protester qu’il ment
et qu’il n’est pas un art, mais une pure routine : « De véritable art
de dire sans attache à la vérité, il n’y en a point et il n’y en aura
jamais » dit le Laconien ».
PLATON,
Phèdre (259 e – 260 e)
LA MAIEUTIQUE DE SOCRATE :
Cette parole qui accouche la vérité et
qui jamais ne l’impose.
« Mon
art d’accoucheur comprend donc toutes les fonctions que remplissent les
sages-femmes ; mais il diffère du leur en ce qu’il délivre des hommes et
non des femmes et qu’il surveille leurs âmes en travail et non leurs corps.
Mais le principal avantage de mon art, c’est qu’il rend capable de discerner à
coup sûr si l’esprit du jeune homme enfante une chimère et une fausseté, ou un
fruit réel et vrai. J’ai d’ailleurs cela en commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière
de sagesse, et le reproche qu’on m’a souvent fait d’interroger les autres sans
jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est
un reproche qui ne manque pas de vérité. Et la raison, la voici : c’est
que le dieu me contraint d’accoucher les autres, mais ne m’a pas permis
d’engendrer. Je ne suis donc pas du tout sage moi-même et je ne puis présenter
aucune trouvaille de sagesse à laquelle mon âme ait donné le jour. Mais ceux
qui s’attachent à moi, bien que certains d’entre eux paraissent au début
complètement ignorants, font tous, au cours de leur commerce avec moi, si le
dieu le leur permet, des progrès merveilleux, non seulement à leur jugement,
mais à celui des autres. Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont rien appris
de moi, et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles
choses. Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce au dieu et à moi ».
PLATON,
Thééète (150 b-d)
II. LA PAROLE AU CŒUR
DE LA CONDITION HUMAINE :
ACTION ET ETHIQUE DES
PASSIONS
« L’HOMME EST UN ETRE DOUE DE LOGOS » (ARISTOTE)
Pour Aristote, le langage, loin d’être
une capacité parmi d’autres de l’homme, est l’expression de son essence ;
autrement dit, ce par quoi notre humanité prend forme et sens. Si les animaux, en effet, ont une voix par
laquelle ils expriment ce qu’ils éprouvent (besoins et désirs), l’homme, quand
il parle, n’exprime pas simplement ce qu’il éprouve individuellement mais
exprime des valeurs partagées en commun (le bien, le mal, le juste, l’injuste)
qui marque son appartenance à une communauté humaine. Partant, si le langage
est pour Aristote la manifestation même de l’essence de l’homme, c’est dans la
mesure où il ouvre chacun sur une transcendance, la transcendance d’une parole
partagée par laquelle donne sens en commun à sa condition.
« Il est manifeste, à partir de
cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par
nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien
sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et
il est comme celui qui est injurié par Homère : « sans lignage, sans loi,
sans foyer ».
Car un tel homme est du
même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu
de trictrac. C’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique
plus que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature
ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos).
Certes la voix et le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la
rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet est parvenue jusqu’au
point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les
signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester
l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a
en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux
: le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de
l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en
commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. »
ARISTOTE,
la Politique, Livre I, Chapitre II (1253a9 - 1253a12).
LA
CONDITION HUMAINE EST LE DOMAINE DE LA RHETORIQUE : CELUI DE l’INCERTAIN
ET DU CONTINGENT, CELUI DES PASSIONS HUMAINES, DE L’EXPERIENCE ET DES VERTUS
EXEMPLAIRES.
Si Platon dénonçait la rhétorique comme
un art d’illusion, qui cherche uniquement à flatter les sens, Aristote lui
reconnaît au contraire un rôle décisif quand il s’agit de délibérer sur des
propositions qui ne relèvent pas de la science mais de l’incertitude des
affaires humaines. Car, en effet, il faut bien recourir à l’art de persuader
quand ce qui est en question ne peut être tranché par une démonstration
absolument nécessaire, quand, autrement dit, on a affaire au contingent et au
probable, quand, de même, on s’adresse à un public qui n’est pas averti mais
n’en doit pas moins être persuadé de ce qui est le plus juste afin de lui
donner son assentiment. Ainsi, la rhétorique est soucieuse des conditions par
lesquelles la vérité peut être transmise et partagée. En ce sens, Aristote est
bien conscient qu’il ne saurait y avoir de raison commune entre les hommes si
l’on ne tient pas compte de la part d’irrationalité des affaires humaines :
l’orateur ne doit pas avoir seulement la vue rivée sur la vérité de son
discours mais il doit être attentif aux passions qui animent son auditoire, de
même qu’à lui-même, à l’exemple qu’il donne. Persuader, c’est donc avoir
conscience que la vérité puise sa force dans une parole capable de la faire
partager, une parole qui se soucie de la situation humaine à laquelle elle est
confrontée.
« I. La rhétorique est la faculté de considérer,
pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est pas le
fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la
croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine, en ce
qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les
conditions diverses des grandeurs ; l’arithmétique, en ce qui touche aux
nombres ; et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres
sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en
quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire
qu’elle n’a pas de règles applicables à un genre d’objets déterminés (…)
III. Les preuves inhérentes au discours sont de
trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de
l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres
enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il paraît
l’être.
IV. C’est le caractère moral (de l’orateur) qui
amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur
inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus
promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, mais,
d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque.
Il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non
pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de
dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, - que
la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ;
mais c’est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai
presque sa plus grande force de persuasion.
V. C’est la disposition des auditeurs, quand
leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de jugements
différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d’amitié
ou de haine. C’est le seul point, nous l’avons dit, que s’efforcent de traiter
ceux qui écrivent aujourd’hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail
à cet égard, lorsque nous parlerons des passions.
VI. Enfin, c’est par le discours lui-même que
l’on persuade lorsque nous démontrons la vérité, ou ce qui paraît tel, d’après
des faits probants déduits un à un. (…)
XII. L’action de la rhétorique s’exerce sur des
questions de nature à être discutées et qui ne comportent pas une solution
technique, et cela, en présence d’un auditoire composé de telle sorte que les
idées d’ensemble lui échappent et qu’il ne peut suivre des raisonnements tirés
de loin. Or, nous délibérons sur des questions qui comportent deux solutions
diverses : car personne ne délibère sur des faits qui ne peuvent avoir
été, être, ou devoir être autrement qu’ils ne sont présentés ; auquel cas,
il n’y a rien à faire qu’à reconnaître qu’ils sont ainsi (…)
XIV. Il y a peu de propositions nécessaires parmi
celles qui servent à former les syllogismes oratoires ; un grand nombre
des faits sur lesquels portent les jugements et les observations pouvant avoir
leurs contraires. C’est sur des faits que l’on délibère et que l’on
discute ; or les faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi
dire, n’a lieu nécessairement. »
ARISTOTE,
Rhétorique (Livre Premier)
LA
PAROLE AU FONDEMENT DE LA CIVILISATION
Cause de la connaissance et du progrès,
la parole est source de toutes les valeurs, donne forme au Droit et à la morale
et sépare l’humain de l’inhumain.
« Puisque
nous avons reçu le pouvoir de nous convaincre mutuellement et de faire
apparaître clairement à nous-mêmes nos volontés, non seulement nous nous sommes
affranchis de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis pour bâtir des
villes, fixer des lois, découvrir des arts. Presque tout ce que nous avons
inventé, c’est la parole qui a permis de le réaliser !
C’est
la parole qui, par des lois, a posé les limites entre la justice et l’injustice,
entre le mal et le bien : si ces limites n’avaient pas été posées, nous
serions incapables de vivre en société. C’est par la parole que nous démasquons
les gens malhonnêtes et que nous faisons l’éloge des gens vertueux. C’est pas
la parole que nous instruisons les ignorants et que nous questionnons les sages
(…) C’est par la parole que nous discutons des affaires controversées et que
nous continuons nos découvertes dans des domaines inconnus. Et les arguments
par lesquels nous persuadons les autres hommes en parlant, nous les utilisons
également pour délibérer avec nous-mêmes. Nous appelons orateurs ceux qui
savent parler devant la foule, et nous considérons comme de bon conseil ceux
qui peuvent, en s’entretenant très judicieusement avec eux-mêmes analyser les
problèmes.
Bref,
pour caractériser ce pouvoir, nous verrons que rien de ce qui s’est fait avec
intelligence n’a existé sans la parole : la parole est le guide et de
toutes nos actions et de toutes nos pensées ».
ISOCRATE,
Sur l’échange (§ 254- 257)
AGIR
ET SEDUIRE :
L’ELOQUENCE
OU LE TRIOMPHE DE LA PAROLE HEROIQUE
« Rien
n’est plus beau, ce me semble, que de pouvoir, par la parole, captiver
l’attention des assemblées humaines, séduire les esprits, entraîner à son gré
les volontés, ou à son gré, les détourner d’un choix. Ce pouvoir unique, chez
tous les peuples libres et surtout dans les cités vivant en paix et en
tranquillité, a toujours été le plus florissant, le plus dominateur. Oui, qu’y
a-t-il d’aussi admirable que de voir, dans une foule immense, se détacher un
seul homme, capable de faire, seul ou presque, ce que la nature a pourtant
donné à tous les hommes ? Qu’y-a-t-il d’aussi agréable à l’esprit et à
l’oreille qu’un discours bien travaillé et orné par la sagesse de la pensée et
la noblesse de l’expression ? Qu’y a-t-il d’aussi puissant, d’aussi
magnifique que de voir le discours d’un seul homme faire basculer les passions
du peuple, les scrupules des juges, la gravité du Sénat ? Qu’y a-t-il
d’aussi royal, d’aussi libéral, d’aussi généreux que de secourir les
suppliants, de relever les malheureux, de sauver des vies, de libérer des
dangers, de conserver aux gens leurs droits de citoyens ? Mais encore qu’y
a-t-il d’aussi nécessaire que de détenir ces armes dont la protection permet de
défier les mauvais citoyens, ou de punir leurs attaques ? (…)
Notre
plus grande supériorité sur les animaux, c’est de communiquer par la parole, et
de pouvoir ainsi exprimer nos idées. Aussi, qui n’admirerait à bon droit cet
avantage en pensant qu’il faut consacrer les plus grands efforts pour arriver,
dans ce talent qui donne, à lui seul, aux hommes leur supériorité sur les
bêtes, à l’emporter lui-même sur les autres hommes ? Et pour en venir à
l’essentiel, quelle autre force a pu rassembler en un même lieu des hommes
dispersés, les tirer d’une vie sauvage et rustique pour les mener à notre
niveau de culture et de civilisation, et, pour des Etats constitués, formuler
des lois, les procédures judiciaires, le droit ? »
CICERON,
Sur l’orateur (I, 8)
III.
LES MOTS ET LES CHOSES :
LA PAROLE REVELE-T-ELLE LE MONDE OU BIEN
NOUS EN ELOIGNE-T-ELLE ?
QUELS
RAPPORTS UNISSENT LES MOTS ET LES CHOSES ?
S’il
existe des mots divers pour nommer une même chose, comment, toutefois,
pourrions-nous dire quelque chose de sensé et de vrai sur les choses si les
mots étaient purement relatifs et arbitraires ? Dès lors, nous
appartient-il de nommer les choses selon notre caprice ou les mots doivent-ils
exprimer la réalité propre des choses et nous y donner accès ? Car sans
cela, quelle vérité aurait notre parole ? Ne serions-nous pas condamnés à
parler pour ne rien dire ?
« HERMOGENE – Ma
foi, Socrate, pour ma part, malgré tous les entretiens que j’ai eus avec
[Cratyle] et avec beaucoup d’autres, je n’ai pu me laisser persuader que la
rectitude de la dénomination soit autre chose que la reconnaissance d’une
convention. A mon avis, quel que soit le nom qu’on assigne à quelque chose,
c’est là le nom correct. Et change-t-on de nom en mettant fin à la première
appellation, pour moi, le second nom n’est pas moins correct que le premier –
de même que, lorsque nous changeons le nom des serviteurs, le nouveau nom n’est
pas moins correct que le précédent. Car aucun être en particulier ne porte
aucun nom par nature, mais il le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de la
coutume de ceux qui ont coutume de donner des appellations. Si c’est de quelque
autre façon, je suis prêt, pour ma part, à l’entendre et à l’apprendre, non
seulement de la bouche de Cratyle, mais de la bouche de n’importe qui d’autre.
SOCRATE – Peut-être
dis-tu là quelque chose de sensé, Hermogène. Mais passons à l’examen :
l’appellation qu’on assigne à chaque chose est-elle son nom ?
HERMOGENE – Oui, à
mon avis.
SOCRATE – et cela,
qu’elle vienne d’un particulier ou d’une cité ?
HERMOGENE – Je
l’affirme.
SOCRATE – Quoi ?
Prenons un être quelconque, par exemple ce qu’on appelle présentement un
« homme » ; si moi, je le dénomme « cheval », en
dénommant « homme » ce qu’on nomme présentement « cheval »,
le même aura comme nom public, « homme », et comme nom privé,
« cheval » ? Inversement, un autre aura comme nom privé
« homme », et comme nom public « cheval »? Est-ce cela que
tu veux dire ?
HERMOGENE – Oui,
c’est mon avis.
SOCRATE – Allons,
dis-moi : y a-t-il quelque chose que tu appelles « dire vrai »
et quelque chose que tu appelles « dire faux » ?
HERMOGENE – pour moi,
oui.
SOCRATE – Il y aurait
donc un énoncé vrai et un énoncé faux ?
HERMOGENE –
Absolument.
SOCRATE – Par
conséquent, celui qui dit les êtres comme ils sont dit vrai, celui qui les dit
comme ils ne sont pas dit faux ?
HERMOGENE – Oui.
SOCRATE – Mais alors,
il est possible de dire par un énoncé ce
qui est et de dire ce qui n’est pas ?
HERMOGENE –
Absolument.
SOCRATE – Et l’énoncé
vrai, est-il vrai dans son entier sans que ses parties soient vraies ?
HERMOGENE – Non, ses
parties sont vraies elles aussi
SOCRATE – Est-ce que
ses grandes parties sont vraies sans que les petites le soient, ou sont-elles
toutes vraies ?
HERMOGENE – Toutes, à
mon avis
SOCRATE – Quoi que ce
soit que tu dises, est-il une partie d’énoncé plus petite que le nom ?
HERMOGENE – Non,
c’est la plus petite.
SOCRATE – Mais alors,
le nom qui appartient à un énoncé vrai est, lui aussi, énoncé ?
HERMOGENE – Oui
SOCRATE – Et il est
vrai, selon toi ?
HERMOGENE – Oui.
SOCRATE – En
revanche, la partie d’un énoncé faux n’est-elle pas fausse ?
HERMOGENE – Si
SOCRATE – Il est donc
possible d’énoncer un nom faux comme il est possible d’énoncer un nom vrai,
puisque c’est possible aussi pour un énoncé ?
HERMOGENE – Sans
conteste.
SOCRATE – Dans ces
conditions, ce que chacun dit être un nom pour quelque chose est-il un nom pour
cette chose particulière ?
HERMOGENE – Oui
SOCRATE – Est-ce que
tous les noms que l’on attribuera à chaque chose seront aussi ses noms et cela,
à chaque fois qu’on les lui attribuera ?
HERMOGENE – Pour ma
part, Socrate, je ne tiens pas que la rectitude d’un nom soit autre chose que
ceci : je peux, moi, appeler, chaque chose du nom que je lui ai
imposé ; tu peux, toi, l’appeler de tout autre nom que tu lui auras
imposé. Il en est de même aussi pour les cités : je le vois, chacune nomme
d’une façon particulière des choses identiques, les Grecs en se distinguant
d’autres Grecs, et les Grecs en se distinguant des Barbares.
SOCRATE – Voyons,
Hermogène, est-ce que les êtres aussi t’apparaissent ainsi : est-ce qu’ils
ont une réalité particulière pour chaque individu – comme le disait Protagoras,
avec sa formule « l’homme est la mesure de toutes choses »,
prétendant que telles les choses m’apparaissent, telles elles sont pour moi, et
que telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi ? Ou bien les
êtres te semblent-ils maintenir eux-mêmes une certaine stabilité de leur propre
réalité ?
HERMOGENE – Dans mon
embarras, Socrate, je me suis parfois laissé
aller à la position même de Protagoras : pourtant je ne crois pas
tout à fait qu’il en soit ainsi (…)
SOCRATE – Et tu bien
d’avis, je pense, que, si la raison et la déraison existent, il n’est
absolument pas possible que Protagoras dise vrai. Car, en vérité, un tel ne
saurait être plus raisonnable qu’un autre, en rien du tout, à supposer, bien
sûr, que ce qui semble à chacun soit vrai pour chacun.
HERMOGENE – C’est
cela. (…)
SOCRATE – Par
conséquent, s’il n’est pas vrai que tout soit similaire pour tout le monde en
même temps et toujours, s’il n’est pas vrai non plus que chacun des êtres
existe d’une façon particulière pour chacun, il est évident que les choses ont
en elles-mêmes une certaine réalité stable, qui leur appartient et qui n’est pas
relative à nous, qu’elles ne sont pas dépendantes de nous, entraînées çà et là
par notre imagination : elles ont par elles-mêmes un rapport à leur propre
réalité conformément à leur nature. »
PLATON,
Cratyle (384 d – 386 e)
Mais si les mots, parce qu’ils
sont des signes, sont dans une relation d’expression et de vérité aux choses,
ils ne sont toutefois pas liés naturellement et nécessairement aux choses. Le
lien qui unit les mots et les choses est donc un lien d’imitation, qui peut
être soit trompeur soit porteur de vérité. Le sens d’une parole ne réside pas
dans cette parole même mais dans son rapport aux choses qu’elle exprime.
« HERMOGENE
– Socrate ! D’après Cratyle que voici, il existe une dénomination correcte
naturellement adaptée à chacun des êtres : un nom n’est pas l’appellation
dont sont convenus certains en lui assignant une parcelle de leur langue qu’ils
émettent, mais il y a, par nature, une façon correcte de nommer les choses, la
même pour tous, Grecs et Barbares (…)
SOCRATE - « Parler faux est absolument
impossible » est-ce là ce que tu voulais dire ? Ils sont foule à le dire, mon cher Cratyle, de nos jours
comme autrefois.
CRATYLE
– Comment, en effet, Socrate, quelqu’un disant ce qu’il dit, pourrait-il ne pas
dire ce qui est ? Ou encore :
parler faux, n’est-ce pas ceci : ne pas dire ce qui est ?
SOCRATE
– Formule trop subtile pour moi et pour quelqu’un de mon âge, mon ami !
Tiens, dis-moi pourtant juste ceci : oui ou non, d’après toi, peut-on ne
pas dire faux, mais affirmer faux ?
CRATYLE
– Non, je crois qu’on ne peut pas non plus affirmer faux.
SOCRATE
– On ne peut pas parler faux non plus que parler faux à quelqu’un ? Par
exemple : suppose que quelqu’un, te rencontrant en pays étranger, te
prenne la main et te dise : « Salut, étranger athénien,
Hermogène fils de Smikrion ». Dira-t-on que cet homme dit ces mots ou
qu’il les affirme ? Dira-t-on qu’il parle, qu’il parle à quelqu’un – non
pas à toi, mais à Hermogène qui est ici – ou qu’il ne parle à personne ?
CRATYLE
– A mon avis, Socrate, cet homme ne ferait entendre que de vains sons de voix.
SOCRATE
– Allons, contentons-nous de cela. Dis-moi : ces sons qu’il aura fait
entendre pourraient-ils être vrais ou faux ? Ou vrais pour une part, faux
pour une autre ? Cela même suffirait.
CRATYLE
– Bon, je dirais qu’il fait du bruit, cet homme, en s’agitant lui-même comme
s’il agitait un objet d’airain en le frappant.
SOCRATE
– Voyons donc, Cratyle, s’il y a moyen de nous réconcilier. Pourrais-tu
affirmer que le nom est une chose, et que ce dont il est le nom en est une
autre ?
CRATYLE
– Certes.
SOCRATE
– Tu reconnais donc aussi que le nom est une sorte d’imitation de la
chose ?
CRATYLE
– Plus que tout au monde.
SOCRATE
– Les peintures elles aussi sont donc, d’après toi, un autre mode d’imitation
de certaines choses ?
CRATYLE
– Oui
SOCRATE
– Voyons donc – car il se peut que je ne comprenne pas ce que tu veux dire, et
tu pourrais bien avoir raison. Est-il possible, oui ou non, de distribuer ces
deux sortes d’imitations, les peintures et ces noms dont nous parlions, en les
appliquant aux choses dont elles sont les imitations ?
CRATYLE
– C’est possible.
SOCRATE
– Examine donc d’abord ceci. Se peut-il qu’on attribue l’image de l’homme à
l’homme et celle de la femme à la femme, et ainsi du reste ?
CRATYLE
– Tout à fait.
SOCRATE
– Se peut-il qu’au contraire, on attribue celle de l’homme à la femme, et celle
de la femme à l’homme ?
CRATYLE
– C’est possible aussi.
SOCRATE
– Ces distributions sont-elles toutes deux correctes ou n’y en a-t-il qu’une
des deux qui le soit ?
CRATYLE
– Une des deux.
SOCRATE
– Ce serait, je crois, celle qui consiste à attribuer à chaque objet ce qui lui
revient et qui lui ressemble.
CRATYLE
– C’est mon avis.
SOCRATE
– Eh bien, pour ne pas nous battre sur les mots, puisque nous sommes alliés,
donne ton approbation à la formule que je propose : c’est cette sorte de
distribution que, pour ma part, j’appelle correcte dans les deux cas
d’imitation (peintures et noms) et dont je dis, dans le cas des noms, qu’elle
est correcte et vraie de surcroît. Quant à l’autre distribution, celle qui
consiste à attribuer et à rapporter une imitation non ressemblante, je dis
qu’elle n’est pas correcte, et de plus qu’elle est fausse s’agissant des noms.
CRATYLE
– Attention, Socrate. Ce qui, dans le cas est possible – une distribution
incorrecte – ne l’est pas dans le cas des noms : elle est nécessairement
toujours correcte.
SOCRATE
– Que veux-tu dire ? Qu’est-ce qui différencie un cas de l’autre ?
N’est-il pas possible d’aller voir quelqu’un et de lui dire « ceci est ton
portrait » en lui indiquant, au hasard, son image ou celle d’une
femme ? Par « indiquer », j’entends « présenter au sens de
la vue ».
CRATYLE
– C’est tout à fait possible.
SOCRATE
– Mais quoi ? Ne peut-on aller voir le même homme et lui dire « ceci
est ton nom » ? Le nom, n’est-ce pas, est lui aussi une imitation,
comme la peinture. En réalité, voici ce que je veux dire : ne serait-il
pas possible de lui dire « ceci est ton nom », et après cela, de
présenter à son sens de l’ouïe, au hasard, son « imitation » en lui
disant qu’il est « homme », ou bien l’imitation de la partie féminine
du genre humain, en lui disant qu’il est « femme » ? Ne crois-tu
pas que ce soit possible et que cela se produise parfois ?
CRATYLE
– Je veux bien Socrate, je te l’accorde. Admettons ce point.
SOCRATE
– Tu fais bien, mon ami, puisque c’est un fait. Au reste, il n’est pas besoin
de s’acharner pour le moment sur la question. Supposons donc qu’une
distribution de ce genre soit possible et que dans ce cas nous voulions appeler
le premier énoncé « dire vrai »et le second « dire faux ».
S’il en est ainsi, et s’il est possible aussi de distribuer les noms de façon
incorrecte, de ne pas faire l’attribution des noms qui conviennent à chaque
fois mais d’attribuer parfois les noms qui ne conviennent pas, il serait
possible aussi de faire la même chose avec des verbes. Et s’il est possible
d’imposer ainsi verbes et noms, nécessairement on pourra aussi le faire avec
des énoncés. Car les énoncés sont bien, à ce que je crois, l’assemblage de ces
éléments. Ou alors, comment l’entends-tu, Cratyle ?
CRATYLE
– Comme toi. Tu me sembles avoir raison. »
PLATON,
Cratyle (384 a, puis 429 d – 431 c)
LES PIEGES DU LANGAGE
Le
langage est la plus pernicieuse des idoles qui aveugle notre esprit. Au lieu de
considérer la réalité, nous nous écoutons parler et prenons des différences
nominales pour des différences réelles.
« 59. Les plus
dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum, qui viennent à l’esprit de son alliance avec le langage. Les
hommes croient que leur raison commande aux mots ; mais les mots exercent
souvent à leur tour une influence toute puissante sur l’intelligence, ce qui
rend la philosophie et les sciences sophistiques oiseuses. Le sens des mots est
déterminé selon la portée de l’intelligence vulgaire, et le langage coupe la
nature par des lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement.
Lorsqu’un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut
transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le
langage y fait obstacle ; d’où il arrive que de grandes et solennelles
controverses d’hommes très doctes dégénèrent souvent en disputes de mots ;
tandis qu’il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des
mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant
rigoureusement les termes. Cependant, les définitions pour les choses
naturelles et matérielles ne peuvent remédier à ce mal, parce que les
définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les
mots ; de telle sorte qu’il est nécessaire de recourir aux faits, à leurs
séries et à leurs ordres, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous en serons
venus à ma méthode et aux principes suivant lesquels on doit fonder les notions
et les lois générales ».
FRANCIS
BACON, Novum Organum (Première section, §59)
UN NOMINALISME MODERNE :
COMMENT LE LANGAGE NOUS FAIT PERDRE LA
SINGULARITE DES CHOSES
Nommer
une chose, c’est supprimer son individualité. Le langage nous fait croire ainsi
en une essence commune à chaque chose, alors que chaque chose individuelle est
unique et distincte de toutes les autres. Parce que je dis « la
feuille » et que je rassemble ainsi sous ce concept toutes les feuilles
singulières dont je fais l’expérience, j’en viens à croire que, par-delà toutes
ces feuilles si différentes, je peux distinguer l’Idée de la feuille, dont
procéderait chacune. Or, ce n’est qu’une fiction métaphysique :
« la » feuille n’existe pas ; les mots ne sont que des généralités
grossières, qui nous font oublier l’absolue singularité des êtres que nous
croyons rejoindre et définir à partir de ces mêmes mots.
« Nous
croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons
d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant
rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux
entités originelles (…)
Pensons
encore, en particulier, à la formation des concepts. Tout mot devient
immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour
l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit
sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps
pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c’est-à-dire, à
strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu’à des cas
différents. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi
certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre,
aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de
ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il
éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors
des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de
forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées,
dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles
au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement,
comme la copie fidèle de la forme originelle (…)
L’omission
de l’individuel et du réel nous donne le concept comme elle nous donne aussi la
forme, là où au contraire la nature ne connaît ni formes ni concepts, donc pas
non plus de genres, mais seulement un X, pour nous inaccessible et
indéfinissable. »
NIETZSCHE,
Le livre du philosophe (« Introduction théorétique sur la vérité et
le mensonge au sens extra-moral », été 1873)